Covid blues
Pour Kariũki, la musique a toujours été un moyen de surmonter les épreuves. Elle aime plaisanter sur le fait que plus elle sort d’albums, plus elle a l’impression d’étaler sa vie personnelle aux yeux de tous. Mais elle y capture et exprime en musique des expériences humaines, permettant à ceux qui l’écoutent de se sentir soutenus.
Dans FEELING BODY, « chaque morceau est un élément très précis et spécifique de cette expérience ». Le premier titre de l’album s’intitule « Subira », c’est à dire « patience » en swahili, et le dernier « Nazama », « je m’enfonce ». Cette manière d’ouvrir et de refermer le disque de la même manière, par des titres swahili, s’inspire des methali (proverbes) traditionnels et constitue le fil conducteur de l’histoire racontée par l’artiste, à la manière d’un prologue et d’un épilogue. Dans sa musique, Nyokabi incorpore souvent des éléments de swahili et de kikuyu, sa langue maternelle. Car sa quête musicale est aussi une manière de se rapprocher de cette langue. Elle explique : « La langue est une chose à laquelle je pense tout le temps. J’en parle tout le temps. Je pense que c’est une énorme loupe sur le monde et sur la façon dont les gens se comprenaient dans le passé et se comprennent aujourd’hui. Il a donc toujours été important pour moi de m’intéresser à cette partie de moi-même et à mon héritage ».
Avec la langue
La pratique musicale de Nyokabi est, ainsi, intrinsèquement liée à son identité africaine. « Je base mes expérimentations sur la pensée africaine, ce qui implique de se tourner vers les créateurs africains du passé et de voir comment ils ont expérimenté certaines choses », dit-elle. En s’inspirant du passé, elle comprend mieux comment son travail s’inscrit dans une continuité. Elle explique aussi l’importance d’être reconnue comme une artiste africaine qui apprécie et utilise les pratiques musicales occidentales, et non l’inverse. « Il ne s’agit pas de rejeter mes influences occidentales, bien sûr, mais de corriger l’idée qui souvent suppose que nous partons d’une position occidentale ». Inspirée à la fois par son éducation classique, par son environnement culturel kenyan, et par les voyages qu’elle a effectués depuis pour étudier, travailler et se produire, Nyokabi est aussi influencée par toute une série de musiciens occidentaux et africains, de Gustav Mahler, Maurice Ravel et Jean Sibelius à Francis Bebey, Halim El Dahab ou l’écrivain Ngūgī wa Thiong’o.
Un monde de sons
Parallèlement à sa collection de kalimbas, qui ne cesse de s’enrichir, Nyokabi admet que ses expérimentations finissent souvent par être influencées par le piano. « À bien des égards, le piano est toujours ma maison. C’est là que je me sens le plus à l’aise et que mes doigts savent ce qu’il faut faire ». En ce qui concerne sa philosophie et son approche musicale, l’église est un autre facteur central. « Dans les églises africaines, tout le monde fait de la musique ». En effet, la musique est un élément essentiel des cultes dans la culture kényane, entre mariages et autres célébrations. Tout le monde est encouragé à jouer et à participer à cette joyeuse création collective. Inspirée par cela, Nyokabi utilise par exemple souvent des enregistrements des voix de sa mère et de sa grand-mère. « Je pense que c’est la traduction littérale de l’idée que tout le monde peut faire de la musique. Il n’y a pas de séparation entre l’interprète et le public. Il s’agit là d’un développement très occidental et d’une idée très occidentale de ce qu’est un musicien ».
Elle intègre aussi des enregistrements de terrain dans ses compositions car entend les sons de la nature et du monde comme tout aussi musicaux que ceux produits par les instruments. « Dans certaines musiques où l’on intègre des sons enregistrés, on peut retirer l’enregistrement sans que cela ne change beaucoup le morceau. Moi, je veux que dans mes disques, l’enregistrement de terrain soit un élément aussi important que l’instrumentation dans la conception du morceau ». Après s’être d’abord identifiée comme compositrice, Nyokabi en a élargi la définition pour se présenter comme une « artiste sonore », fermement convaincue que tout son est de la musique. « Je travaille avec le son, mais pas forcément de manière musicale. Je n’ai pas besoin d’utiliser des instruments. Je n’ai pas besoin de chanter. Le simple fait que je parle en ce moment même est un son que je peux utiliser pour faire de la musique ».
Nyokabi, qui a beaucoup voyagé et joué à l’étranger, a souvent du mal à trouver dans sa ville natale, Nairobi, des espaces destinés à faciliter l’expression musicale et culturelle. « Dans les villes africaines, c’est en quelque sorte le plus grand obstacle : un espace physique pour se rassembler, se rencontrer, échanger des idées, se produire. Nous n’avons pas beaucoup d’espace pour les arts ». Alors qu’elle poursuit son carrière et travaille sur ses prochains albums, elle continue de s’enraciner dans sa langue et sa culture, en s’assurant toujours de n’être jamais trop loin d’elle-même.
Suivez Nyokabi Kariũki sur Instagram @nkariuki_.
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